Évasion nocturne
Pourquoi est-elle là ? Pourquoi reste-t-elle immobile ? Elle réalise qu’elle ne le sait pas. Alors, elle s’évade…
La courte nouvelle Évasion nocturne a été publiée initialement dans le numéro 6 du magazine Pas vu, pas lu. Vous pouvez la lire en intégralité ci-dessous.
Évasion nocturne
Les secondes s’égrènent lentement. Les jours se succèdent inlassablement. Je perds le fil du temps, je suis là depuis de si longues années…
J’ai retrouvé ma jumelle. Nous avions été séparées, nous voici de nouveau réunies. Nous n’avons pas changé. Je me tourne vers la gauche, elle se dresse face à moi. Soufflant dans mon dos, une brise légère soulève doucement les plis de ma robe blanche, et mon étole vaporeuse ondule délicatement. La fine étoffe, d’un bleu azur, se confond avec le ciel, où, dans une immuable procession, défilent sans cesse les mêmes nuages. Je brandis mon ombrelle, unique rempart dressé contre l’astre infatigable, dont les rayons, refusant de m’accorder le moindre répit, cherchent perpétuellement le chemin de ma peau si pâle. La fatigue m’accable. À mes pieds, le tapis d’herbe tendre et de fraîche bruyère frémit, son mouvement discret esquissant sous mon regard las une ensorcelante invitation au repos. Je résiste pourtant à l’envie pressante de m’y allonger. Je reste debout, droite et fière. Pourquoi ? Pour qui ? Je ne sais plus.
Nos admirateurs ont depuis longtemps déserté les lieux. La résignation se lit dans les yeux de ma sœur. Elle a tant voyagé ! Elle a parcouru l’Europe et le monde, des paysages enneigés de Finlande aux gratte-ciels de New-York, de la petite île de Singapour à la géante Australie. Partout, sa beauté a suscité émoi, émerveillement, ravissement. Des hommes exaltés se sont pressés à ses pieds. Elle a accueilli leurs ardeurs par une constante et froide indifférence. Quant-à moi, depuis notre séjour à Venise, dans nos jeunes années, je n’ai plus quitté la France. Tout au plus ai-je pu prendre part à de trop brèves excursions, à Lyon, Antibes, ou Toulouse ; mais je n’ai depuis bien longtemps que Paris comme seul horizon. Notre minuscule îlot de verdure est mon écrin ; il est sa prison.
Nous sommes silencieuses, comme à l’accoutumée. Cependant, en cette fin d’après-midi, je sens un étrange frisson m’animer. Serait-ce l’ennui qui pèse excessivement ? La solitude, l’abandon, devenus trop lourds à porter pour mes frêles épaules ? Ma sœur est là, pourtant. Je la regarde, intensément. Je cherche son attention. Las, ses yeux restent figés, perdus dans la contemplation de paysages lointains que les miens ne sauraient imaginer. Alors, en une tentative désespérée, rompant un pacte séculaire connu de nous seules, j’entrouvre mes lèvres et ose murmurer son prénom. Le vent a-t-il porté mon appel à ses oreilles ? Nul tressaillement ne l’agite. Elle se dresse face à moi, telle une statue de marbre, altière, élégante. Immobile. Je m’enhardis, glisse doucement un pied devant moi. Un pas. Puis un autre. Je m’avance vers elle. Je m’approche. Elle ne réagit pas, demeure impassible. Mes yeux cherchent les siens. En vain. Alors, les épaules basses, le cœur mélancolique, je me détourne.
Que m’arrive-t-il ? J’hésite, soudain. Les barrières qui m’encerclaient semblent être tombées avec l’interdit que j’ai transgressé en parcourant les quelques foulées qui me séparaient de ma jumelle. J’observe la salle sombre. Un désir sourd naît en moi, qui s’intensifie, enfle, gonfle, et déferle enfin en une vague terrifiante. Elle emporte toute retenue, et me voilà, grisée, qui me prends à marcher, à courir, à rire, et à tourbillonner. Je traverse la pièce, virevolte dans la galerie, vive comme la biche, frivole comme la brise. Les regards désapprobateurs qui me toisent m’effleurent sans m’atteindre. Je suis… libre ! Je m’engouffre dans un escalier, descends les marches d’un pas sautillant, atteins une porte, la pousse. Dehors, la nuit semble m’attendre. Elle me ceint de son obscurité. Je réponds à son étreinte et l’embrasse goulûment, me laisse happer par les ténèbres. Une rumeur m’attire, je m’avance et découvre la Seine. Je longe la rive, le froid transperce ma chair de mille aiguilles, la pluie plaque ma robe contre ma peau, je grelotte, l’eau ruisselle sur mon visage et s’y mêle à mes larmes. Je pleure la joie de me sentir enfin vivre.
Les heures s’écoulent et mes pas se font plus lents, ma peau se flétrit, mes cheveux blanchissent. Les gouttes de l’ondée pénètrent en moi, font gonfler mon corps, le craquellent. Mes cent trente-cinq années d’existence réclament leur dû. Sur le banc où je m’assieds pour me reposer, je sais que les premières lueurs de l’aube ne trouveront que les fibres et les couleurs de mes vêtements.
~ ~ ~
Extrait du journal « Le Monde », édition du lundi 8 février 2021 – Le musée d’Orsay victime d’un acte de vandalisme :
Le musée d’Orsay, fermé au public depuis de longs mois en raison du contexte épidémique, a été victime d’un acte de vandalisme ce week-end des 6 et 7 février, dans la salle 32 de la galerie des impressionnistes, qui abrite notamment des œuvres de Renoir, Monet et Pissarro. Les deux tableaux « Femme à l’ombrelle tournée vers la droite » et « Femme à l’ombrelle tournée vers la gauche », peints par Claude Monet en 1886, y étaient exposés côte à côte, depuis le retour du premier de Turin, en Italie, où il avait été présenté en 2015. C’est le second qui a été outrageusement vandalisé, la toile ayant été découpée d’une façon aussi étrange que minutieuse, afin d’y prélever uniquement la silhouette de la femme.