Chronique du roman de Tünde Farrand : Le Pays des loups
Une dystopie qui résonne de manière douloureuse avec l’actualité de ces dernières années.
Le roman
Genre : dystopie
Éditions Anne Carrière
Disponible en versions brochée et numérique
Résumé
Londres, 2050.
La crise socio-économique des dernières décennies n’est plus qu’un souvenir. Le consumérisme triomphant a sauvé le monde.
La propriété foncière hors des grandes villes est réservée à une petite élite. Le reste de la population doit dépenser pour conserver un droit de résidence. Le vieillissement a été aboli grâce à une nouvelle approche radicale, la retraite ayant été remplacée par un programme d’euthanasie joyeuse et volontaire dans les Dignitoriums.
Quand l’architecte Philip disparaît, sa femme Alice met en péril sa maison et son statut pour comprendre ce qui lui est arrivé. Enquêter, c’est prendre le risque de questionner la société et les valeurs dans lesquelles elle a été élevée. Elle découvre rapidement la vérité sordide sur le destin de sa propre famille ainsi que les mensonges qui ont servi de piliers à la construction de ce nouveau monde parfait.
Le Pays des loups est une dystopie puissante dans la lignée d’Auprès de moi toujours, de Kazuo Ishiguro. Son auteure, Tünde Farrand, est d’origine hongroise mais c’est en Angleterre qu’elle s’est installée et a choisi d’écrire depuis 2005. Elle vit à Sheffield.
Le Pays des loups est son premier roman.
Mon avis
Ce roman – ou du moins sa traduction française – a été publié en 2019, mais je l’ai lu en novembre 2023 et l’actualité, que ce soit la récente pandémie de Covid ou le génocide du peuple palestinien par l’état d’Israël suite aux attentats du Hamas, a certainement joué un rôle important sur la manière dont je l’ai perçu.
J’ai trouvé une certaine quantité de défauts au texte, que ce soient les incohérences manifestes dans l’intrigue (comment les employés qui travaillent dans les ailes F des dignitoriums peuvent-ils accepter sans se révolter le sort qui les attend, par exemple ?) ou la fin, qui ne m’a pas du tout convaincue. Et pourtant, il est parvenu à me remuer.
Parce qu’au fond, le thème majeur qu’aborde l’autrice, c’est la valeur accordée à la vie humaine.
Dans cette société présentée comme idéale aux yeux de celles et ceux qui y vivent, les “non lucratifs” sont euthanasiés : ils ne peuvent pas gagner leur droit de résidence en consommant, alors on les tue, pour que les “lucratifs” n’aient pas sur leurs épaules le fardeau de devoir supporter leur existence. Et la narratrice est intimement convaincue que les choses sont très bien ainsi.
Alors, certes, on retrouve dans le roman plusieurs autres ingrédients classiques des dystopies : la propagande éhontée, les inégalités excessives, les marginaux qui ont compris ce qui cloche dans le système et tentent tant bien que mal de lui échapper… Mais l’enjeu principal du récit, c’est la découverte par la narratrice, au travers de sa quête pour retrouver son époux disparu et des rencontres qu’elle fait, de l’importance de la vie humaine. Et progressivement, elle ouvre les yeux sur cette vérité profonde : aucune vie n’a moins de valeur qu’une autre.
Aucune.
Ni celle du bébé trisomique.
Ni celle de la personne âgée dont la peau se flétrit et la mémoire s’estompe.
Ni celle de la femme en deuil qui souffre trop pour réussir à continuer à travailler comme si son existence n’avait pas été bouleversée.
Ni celle de l’homme qu’une maladie menace de cécité prochaine.
Alors, oui, aujourd’hui, quand de nombreux médias et politiques nous ont répété en 2020 que le Covid, ce n’était pas grave, parce que c’étaient “seulement des vieux” qui mouraient ; quand les mêmes médias et politiques nous ont asséné en 2022 que le Covid, c’était terminé, puisque grâce au vaccin, c’étaient maintenant “uniquement des malades et des fragiles” qui mouraient ; quand les mêmes médias et politiques nous rabâchent aujourd’hui qu’Israël a “le droit inconditionnel de se défendre”, et que les milliers de civils, dont une moitié d’enfants, qui meurent sous les bombes, ne méritent pas de vivre parce qu’ils ont l’extrême mauvais goût d’habiter dans la même région que des terroristes – pardon, je m’égare, j’en oublie d’employer les bons éléments de langage : parce qu’ils ont le mauvais goût de servir de “boucliers humains”, voilà comment il faut le dire – ; aujourd’hui, donc, ce texte m’a sacrément remuée. Parce qu’au fond, la société qui y est dépeinte, n’est-elle pas déjà celle dans laquelle nous vivons ?
Quelques extraits
« J’aimerais mieux ne pas gaspiller mon temps avec toi là-bas. Je ne vais presque jamais à la messe. Mon père l’appelle la messe des masses à la masse. »
Bien que je n’aie pas de compagnon, je porte Philip à l’intérieur de moi. J’entends encore ses mots, lors des rares occasions où je l’avais convaincu d’assister à la messe, quand la sonnerie retentissait : « Il est temps de pénétrer dans l’usine à zombies. »
« La politique est un mensonge organisé, une comédie pour duper les masses », répétait-il. Il ne mentionnait même plus les partis politiques par leurs noms, il les appelait les Bons (notre gouvernement actuel), les Égarés (les socialistes), les Méchants (les ultranationalistes) et les Arboristes (les verts). « Si tu juxtaposes leurs surnoms, on dirait le titre d’un vieux western spaghetti », concluait-il. C’était le genre de blague dont on sait qu’il faut rire, sans y arriver pour autant.
Comme des millions de personnes dans ce pays, je regarde régulièrement une émission intitulée Sans cœur, qui met en exergue les problèmes épouvantables que rencontrent au quotidien les enfants handicapés. J’en ai toujours les larmes aux yeux, et il y a des milliers d’appels après chaque diffusion, pour vilipender les parents et exiger des mesures plus strictes. L’argent n’est pas le principal problème, comme ne manquent jamais de le préciser les présentateurs de Sans cœur. Ces parents-là travaillent dur, particulièrement les mères célibataires, pour subvenir aux besoins de leurs enfants. Ils se fourvoient, en pensant que c’est en contribuant à leur droit de résidence qu’ils résoudront le problème. Ils ne comprennent pas que la question n’est pas d’être non lucratifs, que ça n’a rien à voir avec l’argent.
Au commencement du nouveau système, bon nombre de ces enfants ont été placés d’office dans des Dignitoriums pour juniors. Des milliers de parents ont manifesté, exigeant la démolition de ces institutions et l’égalité de traitement pour leurs enfants. Naturellement, ça ne pouvait pas leur être accordé, sachant que le nouveau système est fondé sur l’équité. On ne peut laisser les non-lucratifs exploiter les membres utiles à la société, ou bien on retournerait tout droit à l’ancien système. Personne ne veut ça. Mais leurs doléances ont été prises au sérieux, et une autre solution a été proposée. Les enfants qui ne pourront jamais contribuer à consommer peuvent désormais être à la charge de leurs parents, jusqu’à l’âge adulte, tant que leur famille gagne leur droit de résidence. Si le parent ne veut pas de l’enfant ou ne peut l’entretenir, ce dernier est envoyé dans un Dignitorium pour juniors. C’est un vrai paradis sur terre, comme on l’explique dans Sans cœur.
À sa naissance, ils ont essayé de me convaincre de l’emmener au Dignitorium pour juniors, pour une euthanasie instantanée. Je dois avouer que j’y ai pensé. Je regardais Sans cœur, et je ne savais plus quoi croire. Parce que je vous assure que je veux à tout prix éviter qu’elle souffre.
Au bilan
Un roman qui mérite d’être lu au moins pour se souvenir, en particulier aujourd’hui, que non : aucune vie n’a moins de valeur qu’une autre. Personne ne mérite de mourir.
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