Avis sur Maître de la matière d’Andreas Eschbach
Un roman de hard SF construit comme une mécanique de précision.
Le roman
Genre : science-fiction
Éditions L’Atalante
Disponible en versions brochée et numérique
Résumé
Ils ont dix ans et se rencontrent à Tokyo, où le père de Charlotte est ambassadeur et la mère d’Hiroshi blanchisseuse.
« Je sais comment faire pour que tout le monde soit riche.
— N’importe quoi, dit Charlotte. C’est impossible.
— Si, c’est possible, insista-t-il. Quand je serai grand, c’est ce que je ferai. Parce que c’est d’une simplicité étonnante ! »
Plongés dans le tourbillon de la vie, ils ne cesseront de se perdre et de se retrouver, puis de se séparer encore, lui le génie de la robotique qui n’a pas oublié son serment, elle et son étrange faculté de connaître l’histoire des objet par leur contact. L’heure décisive sonnera sur une île de l’océan Arctique au large de la Sibérie, la découverte d’un phénomène inexplicable. L’inconnu est là et il est menaçant… Les fondements de notre civilisation vacilleront avec nos certitudes.
Thriller économique et écologique, confrontation entre l’humanisme et l’évolution technologique, recours au fantastique spéculatif, voyages et archéologie, Maître de la matière reprend avec bonheur les grands thèmes d’Andreas Eschbach, dans la lignée de Jésus vidéo et d’En panne sèche.

Mon avis
J’ai refermé le roman en disant “waouh”.
Ce qui m’a impressionnée, dans ce récit, ce n’est pas la plume : sobre et efficace, elle s’efface face à l’intrigue. Et puis c’est une traduction (de l’allemand), de toute façon.
Non, ce qui m’a impressionnée, c’est la construction. Impeccable. Millimétrée. De la mécanique de précision – ça tombe bien, vu les thématiques abordées par le roman, pourriez-vous rétorquer, puisqu’il est question de nanorobots.
On se trouve ici dans un roman de hard SF, ce sous-genre de la science-fiction, je cite Wikipedia, “dans lequel les technologies, les sociétés et leurs évolutions, telles qu’elles sont décrites, peuvent être considérées comme vraisemblables au regard de l’état des connaissances scientifiques au moment où l’auteur écrit son œuvre.” De la hard SF, donc, mais avec tout de même une pointe de fantastique, en ce qui concerne le personnage de Charlotte, vous pouvez le voir dans le résumé.
Et pardon, mais ça fait du bien. En tout cas, ça me fait du bien. De lire de la SF à laquelle je parviens à croire. Vraiment. Parce que chaque explication semble plausible et logique (et j’ai fait des études scientifiques – mais l’auteur aussi, ceci explique peut-être cela !), et que chaque fois qu’il tire un concept un cran plus loin, il appuie ses spéculations sur le cran précédent. Une mécanique de précision, je vous dis. Dans le domaine des nanorobots, pour commencer, mais il pousse même l’exploit jusqu’à rendre crédibles d’autres hypothèses, dans d’autres domaines (sur la paléoanthropologie ou la vie extraterrestre, par exemple).
Je suis donc sortie de ma lecture intellectuellement très satisfaite. Premier effet “waouh”.
Deuxième effet “waouh” : la méticulosité avec laquelle le puzzle de l’intrigue est assemblé. Chaque question trouve une réponse. Chaque scène, chaque détail qu’on croit anecdotique mais qu’il arrive pourtant à nous faire remarquer – parce qu’il faut qu’on le remarque, pour ensuite pouvoir se dire “ah, c’est donc pour cette raison, c’est donc de cette manière, que les choses se sont produites” – a sa raison d’être et trouve sa place dans le tableau d’ensemble.
Dernier effet “waouh”, enfin : l’épilogue. Absolument parfait. 👌
Et puis les thématiques abordées : inégalités sociales, perversion par l’argent, écologie, laideur de la nature humaine, sens de la vie… C’est d’une immense richesse.
Et le rythme, enfin. Plus de 600 pages, mais je ne les ai pas vues passer. Certaines personnes trouveront peut-être le début trop lent. Moi, je ne me suis pas ennuyée une minute. Oui, l’auteur prend le temps d’installer ses personnages et les bases de son intrigue, mais c’est justement la solidité de ces fondations qui fait que toute la construction est aussi robuste. Et il le fait avec suffisamment de maîtrise, j’ai trouvé, pour que ce ne soit jamais indigeste. Et alors, à partir du moment où tout s’accélère, quand les éléments patiemment posés commencent à s’imbriquer les uns dans les autres, impossible de lâcher le roman : un vrai page-turner.
Mais alors pourquoi n’est-ce pas un coup de cœur ? On n’en est vraiment pas loin, pourtant. Parce que je suis devenue une lectrice très difficile, sans doute – vraie réponse. Et pour ceux qui voudraient des raisons plus concrètes, parce que je regrette deux petites choses, qui n’enlèvent pourtant rien aux qualités du roman. D’abord, un détail, un seul, qui m’a fait tiquer. ❗Attention, ce qui suit contient un énorme spoil. 👉 La facilité et la rapidité avec lesquelles Hiroshi parvient à donner aux nanites l’ordre qui va lui permettre de les exfiltrer de Saradkov. Et pourtant, j’ai gobé avec satisfaction l’explication, quand elle arrive enfin, concernant le choix de la séquence 1-0-0-0-1-1-1-0 qui lui permet d’en prendre le contrôle. Mais enfin, il explique lui-même plus tard à quel point c’est long et compliqué de leur faire faire quelque chose qui n’était pas prévu dans les instructions d’origine, comme construire un garage. Or, quelle raison y aurait-il pour que la méthode qu’il emploie pour les exfiltrer soit déjà codée ? Il y en a peut-être une, mais elle n’apparaît pas dans l’intrigue. Dommage. 👈 Mais aussi, la représentation de la femme. Alors, entendons-nous bien, rien de dramatique. On a des femmes à des postes de pouvoir ou de savoir. Et pourtant, il m’a semblé sentir un biais sexiste dans l’écriture. Non pas parce que, des deux personnages principaux, le plus passif, celui qui voue une grande partie de son existence à chercher l’amour, est justement le personnage féminin : c’est de toute façon nécessaire au propos du roman, et de plus, la fin montre qu’il n’y a pas de jugement de valeur de l’auteur par rapport à cette attitude. Non, ce qui m’a chagrinée, c’est que certains personnages féminins sont réduits à leur rôle de mère, épouse, ou maîtresse. Alors qu’aucun personnage masculin, lui, n’est réduit à son rôle de père, époux ou amant.
Quelques extraits
« On n’est pas pauvres si on y réfléchit, expliqua-t-il un matin à sa mère au petit-déjeuner. On a tout, non ? » Au même instant, il se souvint de l’Omnibot qu’il aurait tant aimé avoir mais qui était trop cher. « En tout cas, on a tout ce dont on a besoin. »
Sa mère acquiesça. « Oui, mais seulement parce que je travaille. Si j’arrêtais, nous n’aurions rien à manger le mois suivant, et celui d’après nous n’aurions plus d’appartement.
— Et les riches, ils ne travaillent pas ?
— Non. Ils commandent les autres. Parce qu’ils sont riches et que les autres ont besoin de leur argent. Et eux font travailler les autres pour rester riches. »
« Pour eux je suis un idiot, mais pour moi ce sont eux les imbéciles. Mes frères et ma sœur ont plus d’argent qu’ils ne pourront jamais en dépenser dans leur vie, mais ils ne cessent jamais de se plaindre. Il y a toujours un concurrent qui leur veut du mal, qui leur vole des parts de marché, qui sabote les cours de la Bourse, que sais-je encore. Ils pleurent, s’échauffent et crient à tel point qu’on les croirait en guerre. Alors qu’ils sont tous milliardaires. Et pourtant ils n’ont jamais connu un jour de bonheur. »
« Avant l’invention de l’ordinateur, il y avait, par exemple, le métier de calculateur. À l’époque, les assurances, les banques et les fonds de pension employaient des salles pleines de ces gens-là, qui ne faisaient qu’aligner des chiffres à la main, et dont les résultats étaient ensuite recalculés dans un autre service pour éliminer les erreurs. Selon votre logique, il vaudrait mieux que ces emplois existent toujours. Et c’est ce que je réfute. Si on définit le travail comme ce qu’on ne ferait pas si on n’y était pas obligé, alors on peut dire que la société sans travail est bien la grande vision de toute évolution technique. L’objectif est un monde où chacun pourrait ne faire que ce dont il a envie. »
Il l’ouvrit et survola les hiragana tracés parfois à la hâte, parfois avec soin. Master of all the Stuff. L’expression ne voulait rien dire, mais elle ne lui sortit plus de l’esprit. Être le maître de toute chose, là était l’essentiel. Pour l’heure, les choses le dominaient. Il devait les nettoyer, en prendre soin, les transporter… Il les avait achetées mais, au lieu de les posséder, c’est lui qui en était devenu l’esclave !
Le monde ne tournait pas rond. Gary faisait si bien son métier, il s’y adonnait avec tant de cœur et de passion, il était si savant : pourquoi ne pouvait-il pas en vivre ? Elle connaissait tellement de gens qui détestaient leur travail, qui le sabotaient et qui pourtant gagnaient bien leur vie. Des gens qui n’apportaient rien d’aussi précieux au monde que Gary et qui pourtant nageaient dans l’argent.
L’île était un véritable dépotoir.
Entre les palmiers gisaient des appareils électriques mangés par la rouille, des fûts en acier, des pneus. Les dunes basses étaient jonchées de boîtes de conserve vides, de bouteilles en plastique et de barquettes en aluminium. Là où poussait autrefois une herbe verte, la terre était couverte de détritus de toutes sortes. Le paradis tropical s’était transformé en cauchemar.
Hiroshi s’approcha d’elle. « C’est beau, hein ? Voilà le fameux recyclage des pays industrialisés. Il est visiblement trop compliqué de trier et de transformer les ordures collectées et beaucoup préfèrent les charger sur des bateaux à destination des pays pauvres. Lesquels n’ont souvent pas d’autre choix que de louer des terres où décharger les déchets et les oublier. »
Charlotte se dit qu’il était pardonnable d’échouer. L’échec avait une certaine grandeur. Il témoignait au moins qu’on avait essayé.
Au bilan
À mon avis, vraiment un très grand roman de science-fiction.
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